Pourquoi nous ne pourrions pas survivre sans le ver de terre

Retrouvez cet article dans le n°22 de la revue We Demain. Disponible en kiosques et sur notre boutique en ligne.

Chanteuse lyrique et comédienne, Sophie Accaoui partage son appartement parisien avec quelques centaines de colocataires. À défaut de payer un loyer, ces derniers offrent une contribution en nature : ils réduisent en compost les épluchures et autres déchets organiques issus des nombreux fruits et légumes avalés par la maîtresse des lieux. Il en résulte un engrais fertile, qu’elle utilise pour ses plantations maison.

À ses vers de compost, Sophie Accaoui a consacré un spectacle, “Dieu, Darwin, Marcel et moi “. Pour la dernière de la saison, à la Comédie Nation à Paris, une centaine de personnes sont venues écouter son ode aux vers de terre. Elle y incarne tour à tour une conférencière délurée, une chanteuse lyrique de variété, un danseur balte inspiré, et un personnage bien réel : Marcel B. Bouché, aujourd’hui âgé de 81 ans.

Ancien directeur du Laboratoire de zooécologie du sol à l’Inra, Marcel B. Bouché est un spécialiste mondial des lombriciens, le nom scientifique des vers de terre. C’est dans son livre Des vers de terre et des hommes, dans lequel il expose les savoirs accumulés durant sa carrière, que l’actrice a tout appris des fascinants vers et de leur rôle central dans la vie des sols. Saviez-vous que cette bête est dotée de quatre cœurs et représente à elle seule 60 à 80 % du total de la biomasse animale sur terre, êtres humains compris ?

Sur scène, Sophie Accaoui est accompagnée par un batteur prénommé Francis, comme le fils de Charles Darwin. S’il est surtout connu pour ses travaux sur l’évolution des espèces vivantes, le naturaliste anglais est aussi une star dans le petit monde de la géodrilologie, la branche de la zoologie qui étudie les vers de terre.

De retour en Angleterre en 1836 après un tour de monde de cinq ans, Darwin rend sa première communication à l’Académie royale des sciences… sur les vers de terre de son jardin ! Toute sa vie, le scientifique accumulera des connaissances sur ces animaux. En 1881, un an avant sa mort, il publie son dernier ouvrage : La Formation de la terre végétale par l’action des vers, avec des observations sur leurs habitudes. Un livre majeur pour la compréhension du rôle et des capacités des vers de terre.

Darwin avait compris beaucoup de choses grâce à son voyage, dont une, essentielle : ‘De petits événements ont de grands effets quand ils s’accumulent’ ”, éclaire Marcel B. Bouché.

Marcel, Darwin… Et Dieu dans tout ça ? Chacun se fera son avis. Ce que l’on sait, c’est que les lointains ancêtres des lombriciens se seraient développés il y a 635 millions d’années dans les sédiments des fonds marins, avant de migrer progressivement des mers vers les cours d’eau douce, puis vers les sols humides.

Devenus de vrais terricoles il y a 340 millions d’années, ils ont évolué et colonisé les sols en parfaite cohérence avec les végétaux nécessaires à leur alimentation. Aujourd’hui présents “sous” tous les continents, sauf les déserts chauds ou gelés où la matière organique (végétaux) est absente, leur nombre d’espèces est estimé à 7 000, dont seule la moitié a été décrite à ce jour.

On les retrouve partout, en prairie, en forêt, dans les champs, les jardins et les parcs urbains… En France, leur population moyenne est ainsi estimée à 1,2 tonne à l’hectare. Et deux à trois fois plus dans certaines prairies tempérées.

“Vache à lait des plantes”

Classés en trois groupes, les vers de terre se répartissent les tâches à différents niveaux du sol. D’abord, les épigés, qui vivent en surface, dans les litières des bois et des prairies, les tas de détritus et le compost, dégradant et se nourrissant des matières organiques mortes.

Ensuite, les endogés, qui évoluent dans les couches du sol assez profondes qu’ils remuent en creusant des galeries horizontales, ingérant de la terre qu’ils rejettent derrière eux.

Enfin, les anéciques (terme inventé par Marcel B. Bouché), les plus nombreux et les plus grands, creusant des galeries verticales jusqu’à deux mètres de profondeur (parfois plus), où ils stockent les débris végétaux ramassés en surface qui leur serviront de nourriture une fois décomposés par les bactéries et les champignons.

Ce sont eux qui produisent les turricules, ces petites mottes de terre rejetées à la sortie de leur tunnel qui attirèrent l’attention de Darwin. Dans une prairie permanente, ils peuvent en produire près de 70 tonnes par an et par hectare, ce qui ne représente toutefois que 25 % de toutes leurs déjections. Au total, un kilo de vers de terre peut remuer et digérer environ 270 kg de terre par an !

Riches en nutriments, ces déjections aussi appelées “lombrimix” sont, selon Marcel B. Bouché, “la vache à lait nourrissant les plantes“. Par leur abondance et leurs habitudes, les vers de terre sont un parfait révélateur de la santé des sols (et de leur niveau de pollution).
Ils les enrichissent en éléments nutritifs, stimulent l’activité microbienne, facilitent l’implantation des racines des plantes et contribuent à la structuration grumeleuse qui permet au sol de conserver l’eau et de limiter l’érosion“, énumère Daniel Cluzeau, directeur de recherche à l’université de Rennes 1. Afin d’étudier et cartographier les 130 à 140 espèces décrites à ce jour en France, il a, avec son équipe, lancé l’Observatoire participatif des vers de terre (OPVT).

Chacun est invité à participer à ce programme, qui trouve des relais dans l’enseignement agricole et les classes de maternelle, de sixième et de seconde générale.

Un allié indispensable pour les agriculteurs

En parallèle, l’Observatoire communique, aux agriculteurs qui le demandent, les résultats de ses analyses et prélèvements, et leur propose “des mesures compensatoires“, explique Daniel Cluzeau.

L’objectif de cette “recherche-action” : faire évoluer les pratiques agricoles, dont celles de l’agriculture “conventionnelle”, basée notamment sur le labour de la terre et l’utilisation d’engins lourds, la monoculture de semences à haut rendement, l’irrigation, le recours aux produits phytosanitaires, etc. Un cauchemar pour les lombrics !

Depuis une trentaine d’années, Claude et Lydia Bourguignon, microbiologistes des sols, conseillent eux aussi les agriculteurs et viticulteurs. Sur les exploitations, ils effectuent un profil du sol (un trou profond), afin d’analyser le nombre de galeries de vers de terre, l’état racinaire des plantes, la présence de collemboles, d’acariens et d’autres espèces de la macro et de la microfaune. 

Partout où l’agriculture intensive et le travail de la terre sont pratiqués, d’épaisses semelles de labour se forment en surface, empêchant les vers de terre de remonter, le sol de s’aérer et d’absorber l’eau“, expliquent-ils. Sur certaines exploitations, ils ont pu constater la disparition quasi totale des populations lombriciennes (leur biomasse pouvant passer de 2 000 à 50 kg par hectare), mais aussi des autres organismes intimement liés à leur activité : bactéries, champignons, acariens, petits insectes…

À travers la protection des vers de terre, on sensibilise à plus de respect des sols, à la protection de la biodiversité dans les agro-écosystèmes et à l’utilisation de méthodes agricoles moins nocives“, ajoute Lydia Bourguignon.

Certains agriculteurs décident de s’écarter des méthodes “conventionnelles” et d’explorer d’autres techniques. C’est le cas des 550 membres de l’Association pour la promotion d’une agriculture durable (APAD). Ils pratiquent une agriculture de conservation des sols qui induit “la couverture permanente des sols, afin de restaurer le processus de régulation biologique ; le non-recours au labour et au travail du sol qui détruit la faune, en particulier les lombriciens ; et la diversité des espèces végétales présentes dans la rotation des cultures“, explique Benoît Lavier, président de l’association.
 

“Plus il y a de vers de terre, plus les sols sont fertiles.” – Benoît Lavier, président de l’APAD
Entre deux cultures, des couverts végétaux de huit à dix espèces sont semés après les moissons, permettant à de nombreux organismes d’évoluer sur et sous la surface de la terre. 

L’idée, explique Benoît Lavier, est de laisser les lombrics travailler en paix, en ne détruisant pas leur habitat et en leur fournissant de la matière organique. Plus il y a de vers de terre, plus les sols sont fertiles.” Et la fertilité, c’est de l’argent… Selon une étude publiée en 2008 par le ministère de l’Environnement irlandais, le ver de terre rapporte 700 millions d’euros par an au pays en purgeant la terre des matières mortes et en libérant des nutriments. Si l’on tient compte de sa contribution au labourage et à l’horticulture, l’estimation dépasse le milliard d’euros.

La solution ultime aux ordures ménagères ?

C’est par cette compréhension du rôle des lombriciens dans la vie des sols que des systèmes artificiels basés sur l’utilisation de leurs capacités ont été développés, comme le lombricompostage. Sont ici privilégiés les vers épigés (notamment Eisenia andrei et Eisenia fetida), pour leur capacité à se reproduire abondamment.

Un lombric aussi lubrique que vorace. Ses aptitudes digestives à transformer de grandes quantités de matières organiques forment un excellent lombricompost – un ver de compost ingère quotidiennement près de 75 % de son poids corporel. Si ces savoirs ont largement été diffusés dans le monde, c’est en partie grâce aux travaux de la biologiste et environnementaliste américaine Mary Appelhof, auteur du best-seller Worms Eat My Garbage.

Certaines mairies y voient un moyen efficace de réduire la quantité d’ordures ménagères collectées. À Paris, par exemple, selon les dernières estimations de la mairie, un habitant produit en moyenne 485 kg de déchets par an, dont 22,2 % sont des déchets alimentaires organiques recyclables.

Ainsi, quand ils ne soutiennent pas les installations de lombricomposteurs de quartier, la Ville de Paris et le Syndicat mixte central de traitement des ordures ménagères (Syctom) distribuent périodiquement, et gracieusement, des lombricomposteurs domestiques aux Parisiens les plus prompts à répondre au formulaire d’inscription en ligne.

Des vers qui filtrent l’eau

D’après une étude du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires rurales de l’Ontario (Canada), une masse de 1,5 kg de vers de terre (soit à peu près 7 500 vers de 0,2 g chacun) peut éliminer les déchets organiques d’un ménage de deux personnes.

Près de Montpellier, c’est une station de lombrifiltrage que la commune de Combaillaux, 1 500 habitants, a mis en service en 2004. Le procédé est ingénieux : les eaux usées sont pulvérisées dans une cuve remplie de copeaux de bois et de tourbe, qui filtrent et bloquent les polluants divers, surtout organiques, empêchant ainsi le filtre de se boucher. Les vers et les microbes se chargent alors de consommer et de dégrader la matière organique retenue. Récompensé par le label Best Life-Environnement de l’Union européenne , ce système de lombrifiltration reste encore très peu répandu.

Les sociétés qui s’occupent du traitement des eaux ne veulent surtout pas d’un procédé aussi simple et économique, qui ferait chuter leurs marges bénéficiaires“, estime Marcel B. Bouché. Un système similaire a également été développé à la station expérimentale de Guernévez, dans le Finistère, pour le traitement des lisiers de porc, dont la gestion reste toujours problématique.

En France et dans le monde, d’autres sociétés explorent toutes les “utilisations” possibles du ver de terre : lombriculture, production de lombricompost avec les restes alimentaires des restaurants et cantines scolaires, fabrication de lombricomposteurs domestiques… Quels meilleurs alliés dans la transition écologique que ceux qu’Aristote, quatre siècles avant notre ère, appelait déjà “les intestins de la Terre” ?

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