Partager la publication "Boris Cyrulnik : “Avec les Gilets jaunes, nous sommes dans une contagion émotionnelle”"
We Demain : La résilience est un concept de projection dans un temps long. Avec les Gilets jaunes, un phénomène d’immédiateté revendicatrice s’est emparé d’une majorité du corps social. En face le pouvoir donne également le sentiment d’une incapacité à s’adapter ou à anticiper. Le temps court domine, voyez-vous une capacité résiliente poindre à la lecture de ces événements ?
Boris Cyrulnik : Je ne parlerai pas de résilience à propos des Gilets jaunes car, pour parler de résilience, il faut qu’il y ait eu reconstruction après le trauma. Pour l’instant, on est en train de préparer ce trauma : il a commencé et flambe de plus en plus, on est dans l’affrontement au présent. Attention, l’émotion non structurée, non programmée peut déclencher une épidémie.
Depuis le Moyen-Âge, il existe régulièrement des épidémies d’émotions, de folies contagieuses et meurtrières. L’Amok, en Asie, par exemple : des hommes et des femmes, qui perdent la tête, partent sabre à la main sur les marchés pour massacrer des gens, sachant qu’ils seront à leur tour massacrés. Les Américains ont gardé cette expression quand un jeune dans un lycée ou un collège rentre et massacre ses camarades de classe. Ces phénomènes de folie meurtrière sont donc récurrents, souvent déclenchés par un individu dont la personnalité n’est pas fermée, pas structurée et qui, soumis à la contagion des émotions, se laisser embarquer et perd la tête.
Actuellement, la contagion émotionnelle prend une ampleur formidable à cause de notre technologie. Le mouvement “Indignez-vous” a été le premier test pour voir comment une épidémie se déclenchait. Le massacre de Charlie hebdo a été causé par une épidémie émotionnelle, déclenchée par un petit groupe d’islamistes se pensant comme un média. Les printemps arabes, quant à eux, ont débuté par une aspiration collective à la générosité portée par les réseaux sociaux qui s’est transformée en Daesh, un feu qui n’est pas éteint, dont les braises vont couver et se transmettre pendant plusieurs générations.
Avec le mouvement des Gilets jaunes, nous sommes au début non pas de la résilience mais du fracas. Dans le Midi, les paysans emploient une métaphore : “quand l’incendie démarre on l’arrête avec une branche”. Le pouvoir n’a pas su l’éteindre quand une branche aurait suffit. Une fois l’incendie démarré, il faut attendre que tout soit brûlé et à ce moment-là seulement on peut reconstruire une nouvelle société. L’évolution se fait souvent par catastrophe, biologique, climatique, inondations… Après l’incendie ou l’inondation, une autre faune et une autre flore réapparaissent. Les sociétés évoluent aussi par catastrophe.
Normalement, une société est structurée pour réguler ces contagions émotionnelles : structures de pouvoir, de gouvernement, corps intermédiaires. On a ringardisé tous ceux dont la fonction permettait la médiation, la régulation de l’émotion sociale. Comment analysez-vous cette difficulté du gouvernement à canaliser l’incendie ?
Le pouvoir a été trop bon, au mauvais sens du terme parce qu’une société se construit dans la violence. Tous les États, toutes les nations se construisent dans la violence car elle est une valeur adaptative. Les peuples guerriers et leurs aristocraties se sont approprié des terres dans la violence et ont construit des frontières. Phénomène nécessaire pour se protéger. Quand un pays progresse, la paix donne envie de négocier, de devenir des alliés. Aujourd’hui, au Proche-Orient et dans les pays en guerre, on valorise la violence des hommes souvent au détriment des femmes. Dans un tel contexte, la violence n’est que destruction, elle n’est plus adaptative mais désadaptative.
Souvent, on laisse se développer un incendie de forêt parce qu’on n’ose pas frapper fort au début. Hélas, lorsque le feu est démarré, il est trop tard, on est soumis à un phénomène incontrôlable ; il faut attendre la fin du ravage pour se mettre à reconstruire mais on paie très cher. C’est un système biologique, climatique ou social évolutif, qui se répète de manière cyclique.
Il y a déjà eu cinq extinctions sur la planète.Nous sommes en train de préparer la sixième par excès de technologie : il ne s’agit pas de chasser la technologie mais de comprendre pourquoi il n’y a pas de progrès sans effet secondaire. Actuellement, on ne fait pas attention aux effets secondaires, on laisse se développer un phénomène qui devient de moins en moins contrôlable, avant de devenir irréversible. Il génère un important malaise social, une exclusion économique et territoriale. Dans le domaine social, deux stratégies se mettent en place : une qui contrôle et socialise la violence, une autre qui, au contraire, érotise la violence, dans un plaisir de détruire, de reprendre le pouvoir sous une forme archaïque de socialisation. C’est la loi du plus fort. Face à eux, ceux qui ne veulent pas employer cette forme de violence se mettent en position de vulnérabilité.
Toutes les folies meurtrières s’arrêtent un jour. Le tout c’est de savoir quand et combien on les aura payées ? La Deuxième Guerre mondiale a coutée 60 millions de morts. La folie islamiste continue ses ravages meurtriers…
Pour la quatrième fois la contestation défie les autorités. Comment analysez-vous ce processus où la contagion émotionnelle demeure forte ? Peut-on arrêter cette contagion émotionnelle qui a saisi la France ?
Même si je ne suis pas politicien, il me semble qu’il est encore temps ; mais si les pompiers continuent à oublier leurs métiers, tandis que d’autres soufflent sur les braises, alors le mistral va tout embrasser. Il nous reste quelques heures, quelques jours pour décider. On est dans une contagion émotionnelle qui permet à des gens hétérogènes de se regrouper dans une manifestation de violence émotionnelle. Selon moi, plus une théorie est stupide plus elle marche. Ainsi, définir un ennemi collectif fantasmé a l’avantage de solidariser des gens qui n’ont rien à voir entre eux. Il n’y a pas de programme, et sans programme de quoi discuter ? Il n’y a donc guère de négociation possible.
Les corps intermédiaires semblent passés de mode, discrédités. Comment analysez-vous cela ? Par quoi la société peut-elle les remplacer ?
On a discrédité le scoutisme, les syndicats… Si nous étions rationnels, il y aurait des syndicats valorisés, qui permettent, là où il y a conflits, de se disputer, de discuter, avec qui on peut se mettre autour d’une table, passer des ententes plus ou moins bonne, et recommencer de façon argumentée autant de fois que nécessaire. Ce n’est pas le cas. Les gens qui actuellement mettent le feu ne sont pas syndiqués, sont hors société. Toutes ces institutions discréditées sont le révélateur d’une misérabilité sociale. Quand la société est structurée, l’expression violente des gens ne va pas très loin. On arrête la braise en tapant avec une branche.
Si la société en place est vulnérable, elle laisse se développer l’incendie. Je crains que bientôt on espère le sauveur, l’homme providentiel pour lequel on va voter afin qu’il rétablisse l’ordre. Ce qu’on voit actuellement au Brésil, Turquie, Proche-Orient, Italie… Des sauveurs démocratiquement élus pour imposer la paix, pour éteindre l’incendie. On est dans des mécanismes archaïques de socialisation, probablement parce que les êtres humains ne savent pas vivre en paix et peut être que le malheur fait partie de la condition humaine.
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