Partager la publication "Liberté, vérité et guerre : trois lames de fonds à ne pas ignorer"
À la question de savoir quelle est la première des qualités intellectuelles, je réponds : la lucidité. Et que nous apprend-elle aujourd’hui ? Que l’air du temps est dominé par la “montée de l’insignifiance” prédite jadis par Castoriadis. Dès lors, la question existentielle qui doit nous tarauder est la suivante : quelles sont les lames de fonds qui en ce moment même bouleversent notre monde en profondeur et que cette insignifiance nous masque ? En voici trois selon moi, touchant la liberté, la vérité, la guerre. Les ignorer équivaut à renoncer pour toujours à la maîtrise de notre destin collectif.
À l’époque des Lumières, quand on interrogeait un homme sur la valeur suprême sans laquelle la vie ne valait pas la peine d’être vécue, il affirmait sans hésitation : la liberté – et il était prêt à mourir pour cette dernière car elle représentait un progrès humain fondamental après des siècles de soumissions. Dirions- nous encore la même chose ? Rien n’est moins sûr. Nous descendons volontiers dans la rue pour défendre ce qui menace notre consumérisme, jamais pour refuser un aspect quelconque de la société de surveillance généralisée dans laquelle on nous fait progressivement entrer.
La mise en place de la reconnaissance faciale, par exemple, se fait dans une indifférence stupéfiante pour qui croit encore à l’autonomie de l’individu. Moins d’argent dans nos poches nous insupporte, être filmé, tracé, pisté d’un bout à l’autre de notre existence nous indiffère. La liberté, cette exigeante maîtresse, nous semble désormais pareille à un fardeau. Si je devais résumer les choses, je dirais que “l’esprit de commodité” a pris le pas sur “l’esprit de liberté” et que cela s’appelle un contre-progrès humain. S’il y a déclin de nos sociétés, il se situe à coup sûr dans cette érosion de notre volonté de vivre libres et souverains.
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Même chose pour la vérité. Notre désinvolture actuelle à préserver l’idée même de son existence est sidérante, si l’on se souvient que la quête de vérité par l’exercice de la raison a été au fondement de notre civilisation. Préférer le relativisme exonère de tout effort et nous nous laissons donc envahir par l’idée paresseuse qu’au fond, tout vaut tout. Par conséquent, pourquoi exercer à chaque instant notre liberté de jugement
pour discerner le vrai du faux – ou dire ce qui vaut moins ? C’est si fastidieux. Cet abandon nous entraîne à vivre chaque jour un peu plus dans le mensonge et à nous en satisfaire benoîtement. Ne nous étonnons pas, alors, de voir les fameuses fake news — cette désinformation des temps modernes, amplifiée par les nouvelles technologies – menacer le socle de nos démocraties.
La guerre, enfin. Quels sont les médias qui nous informent de l’une des réalités les plus préoccupantes de notre temps : la prolifération démesurée des arsenaux mondiaux ? Du jamais vu dans l’histoire de l’humanité, où il n’y a pas d’exemple qu’une accumulation d’armes n’ait pas fini par servir. La Chine construit tous les quatre ans l’équivalent de la flotte de guerre française, l’Inde s’échine à la rattraper, le Pakistan, l’Indonésie et bien d’autres font de même, sans oublier la Russie. On s’arme partout de manière exponentielle tandis qu’en Occident, hors les États-Unis, on ne cesse de désarmer. Fâcheux déséquilibre. Qui s’en inquiète ?
S’il est nécessaire de parler chaque jour du “dérèglement climatique” menaçant notre planète, il est urgent de lui associer l’hypothèse que l’humanité pourrait s’autodétruire bien avant par l’emploi des armes qu’elle accumule avec rapacité. Mais qui exige une COP pour le “dérèglement militaire” ? Le fragment 53 de l’œuvre d’Héraclite dit ceci : “la guerre est mère de toute chose.” Héraclite vivait il y a vingt-cinq siècles. Il serait avantageux qu’en matière de violence collective nous puissions enfin lui donner tort. Nous appellerions cela le plus grand des progrès humains.
PS, sur un registre parallèle : dans l’extension sans fin des droits individuels, les Américains sont en train de nous en concocter un absolument délicieux : le droit à ne pas être offensé. On imagine où cela peut mener. Les critiques littéraires de WE DEMAIN, par exemple – et tous leurs confrères – ont du souci à se faire. Ils devront impérativement aimer tous les livres ou se taire. Mais, à vrai dire, je trouve les Américains un tantinet mesquins. Nous, écrivains français, devrions proposer un droit beaucoup plus positif : celui d’être sans cesse encensé. Pour une fois, on rigolerait bien.
Cette chronique, initialement intitulée “De quelques contre-progrès humains”, a été publiée dans le numéro 29 de WE DEMAIN, paru en mars 2020. Un numéro toujours en vente, à retrouver sur notre boutique en ligne, à commander en version papier ou à acheter en version numérique.
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