Societe-Economie

Poiscaille fait de la résistance

Avis de tempête ! La petite pêche française traverse une crise sans précédent. Face à l’industrie de la pêche mondialisée, comment sauver les pêcheurs artisans, tout en préservant nos fonds marins ? C’est le genre de questions qui ont présidé à la naissance de Poiscaille, PME résistante et distributrice de poisson frais et éthique, contre la surpêche et pour des pêcheurs engagés et mieux rémunérés. Depuis sa création en 2015, Poiscaille a fait du chemin et a étoffé le nombre de ses partenaires. Aujourd’hui, l’entreprise fédère plus de 250 petits pêcheurs côtiers, sélectionnés pour leurs engagements : des navires de moins de douze mètres, avec trois marins à bord au maximum, utilisant les “arts dormants”.

À savoir des techniques douces comme la ligne, le casier, le filet droit, la plongée et la pêche à pied… sans chalut ni drague. “Ils respectent les périodes de reproduction et l’état des stocks pour préserver les espèces surexploitées”, certifie Charles Braine, associé de l’entreprise Poiscaille. Dans le système traditionnel, les prix dépendent de l’offre et de la demande. Chaque matin, ils varient fortement en fonction de la criée. En achetant en direct, l’entreprise garantit aux pêcheurs un prix fixe 53 % au-dessus de celui du marché, toute l’année.

Une rémunération qui change la vie des pêcheurs

L’impact social de cette rémunération équitable a été prouvé par une étude que plusieurs chercheurs – CNRS, Paris School of Economics, Inrae, Université de Nantes – ont menée sur Poiscaille pendant quatre ans. “Certains pêcheurs ont été sauvés par les abonnements à une période où ils auraient pu s’effondrer. Il y a donc une vraie relation de confiance qui s’est nouée”, confirme François Libois, l’un des économistes en charge de l’étude. “Le système industriel rémunère la quantité, le capital plutôt que le travail. Poiscaille fait l’inverse, en valorisant le travail et la haute qualité”, fait-il remarquer. Une nouvelle étude en cours permettra de confirmer, d’ici à 2027, si ce modèle met moins de pression sur la ressource.

Pour Florentin Leclerc, jeune patron de pêche à Fécamp (Seine-Maritime), il n’y a aucun doute : “Tous les pêcheurs du réseau le disent : on sort moins en mer, parce qu’on est mieux payés”. Un avantage important et rare pour un métier pénible et dangereux, où l’on ne compte pas ses heures habituellement. “C’est quand même agréable d’avoir un peu de temps libre pour sa famille et son bien-être. Tout le monde ne peut pas se permettre d’aller en mer six ou huit heures, tout en gagnant sa vie comme si on travaillait pendant quinze heures”, reconnaît Mickaël Jouis, pêcheur au filet à Lanildut (Finistère).

11 actions prioritaires pour une pêche durable

  • Pêcher moins et minimiser l’impact de la pêche
  • Exclure les engins et activités qui génèrent d’importants dommages collatéraux
  • Limiter la taille des bateaux et engins de pêche
  • Privilégier les pêcheries garantissant une gouvernance et des stocks durables
  • Intégrer de manière proactive la protection des écosystèmes dans la gestion de la pêche
  • Interdire l’accès aux espèces et aux zones les plus vulnérables
  • Mettre fin aux violations des droits humains qui menacent la sécurité alimentaire des populations
  • Créer des systèmes de gestion équitables et transparents (bénéfices)
  • Appliquer des bonnes pratiques de pêche durables quelles que soient les zones
  • Mettre fin au versement de subventions nuisibles à la pêche durable
  • Imposer une tolérance zéro à la pêche illégale

1 800 points relais partout en France

Le poisson est débarqué le jour de sa prise, pour garantir un maximum de fraîcheur. “Le jeu, c’est d’accepter que son casier dépende de la pêche du jour, comme dans un restaurant de bord de mer. À partir de 19 h, vous pouvez découvrir les produits du moment sur le site et passer commande pour le lendemain. Le délai de la pêche à l’assiette va de 24 à 72 heures maximum, le plus court possible”, explique Charles Guirriec, fondateur de Poiscaille. La clientèle a le choix entre un abonnement hebdomadaire, bimensuel, ou la commande occasionnelle à la carte.

L’approche m’a réconciliée avec le poisson que j’avais arrêté de manger, surtout pour des raisons éthiques”, ajoute Lia, une abonnée. Les casiers sont livrés gratuitement dans 1 800 points relais partout en France, loin des rivages pour éviter la concurrence avec la vente directe, ou bien à domicile. Ces relais se trouvent chez des commerces de proximité engagés : magasins en circuits courts, bio ou vrac, tiers-lieux, cavistes… Certains traversent une crise sans précédent, les fermetures sont régulières. Il faut dire que la concurrence avec la grande distribution est rude.

L’inflation n’a fait qu’empirer la tendance. “Parmi nos alliés, il y a des réseaux comme Biocoop ou La Vie Claire, mais aussi des indépendants. Nous nous apportons un soutien mutuel, car ils réceptionnent la marchandise gratuitement et en échange, nos casiers leur amènent une certaine clientèle.” Dans la bande à Poiscaille, il y aussi des ostréiculteurs, des conchyliculteurs, des traiteurs et des conserveries artisanales.

Une conserverie artisanale pour une pêche plus durable

Exit donc les boîtes de thon douteuses (1) ! “Poisson le plus consommé en France et en Europe, le thon est associé à un massacre écologique, des abus de droits humains, des risques pour la santé des consommateurs et un pillage néocolonial qui déstabilise les pays du Sud”, décrypte Frédéric Le Manach, directeur scientifique de Bloom, association qui lutte pour la défense de l’océan, du climat et des pêcheurs artisans. La solution de Poiscaille ? La plus petite conserverie française !

Jean de Luz transforme les thons de ligne des pêcheurs partenaires, qui parcourent ainsi à peine quelques kilomètres. “Conserves, soupes, rillettes, produits fumés et plats frais… Grâce à la transformation, on peut garantir un plus grand débouché, lors des pics de pêche. C’est aussi un moyen de faire découvrir les poissons mal aimés, comme le mulet”, détaille Charles Braine. Ici, les espèces oubliées refont surface, telle que la bonite, la vieille ou le tacaud. Presque absentes des étals, elles sont pourtant abondantes dans nos eaux. L’entreprise parvient à réhabiliter des espèces peu valorisées dans la filière, tout en faisant vivre un tissu de PME régionales.

Vers une “pêchécologie” pour une pêche plus durable

“Poiscaille crée un cercle vertueux pour les petits pêcheurs, la biodiversité et le développement local. Partout où on a laissé disparaître la pêche artisanale, c’est la désertification des territoires, jusqu’au repli social”, observe Didier Gascuel, ancien directeur du Pôle halieutique, mer et littoral, et professeur d’écologie marine et de durabilité des pêches, à l’institut Agro de Rennes.

Ce chercheur renommé est le promoteur de la “pêchécologie”, une forme d’agroécologie marine. Une façon de préserver les fonds marins, en mettant en œuvre une pêche vraiment durable qui lutte contre la surexploitation industrielle. “Les problématiques sont multiples : la concentration du marché, la taille des navires et le type d’engins utilisés (chalut, senne, drague, etc.). De nombreuses espèces continuent de s’effondrer, malgré les mesures de gestion”, alerte le biologiste.

Un appétit trop vorace pour la mer

Il faut dire qu’entre la mer et nous, c’est une véritable passion… au point de mettre notre océan en péril ! Nous avons doublé la consommation mondiale de produits de la mer ces cinquante dernières années. Cette hausse dépasse la croissance de la population humaine. Dans le monde, 35 % des stocks halieutiques sont surexploités. En Méditerranée, le chiffre grimpe à 58 %. La surexploitation industrielle et les activités illégales aggravent considérablement le phénomène. L’Europe est le plus important acheteur et importateur de produits de la mer, en provenance de 150 pays différents. En France, nous sommes très friands des produits de la mer, toutes formes confondues – du frais à la conserve, de la pêche à l’élevage, en passant par les plats traiteurs ou le surgelé. Chaque année, le pays atteint de plus en plus tôt son “Fish Dependance Day”, jour où il devient dépendant de ses importations.

La consommation se concentre sur une poignée d’espèces, en particulier le saumon, le thon, le cabillaud et le colin, contribuant à la surexploitation des stocks. “Nous importons plus de 80 % de produits consommés, avec des conséquences délétères sur la filière française, la souveraineté alimentaire des pays du Sud et l’environnement”, énumère Frédéric Le Manach, directeur scientifique de Bloom. L’océan se dégrade à une vitesse alarmante. À la surexploitation s’ajoutent de nombreuses menaces : captures illégales et accidentelles, destruction des habitats marins, changement climatique, impacts du tourisme, pollutions diverses (eaux usées, pesticides, hydrocarbures, plastiques, etc.). A-t-on oublié qu’il est pourtant essentiel à la survie de l’humanité ?

L’appel d’urgence des scientifiques et défenseurs de l’environnement

Alors comment changer de paradigme ? Un groupe d’experts mondialement reconnus a travaillé sur une série de recommandations. “L’objectif est d’opérer une réforme complète de la gestion des pêches pour mieux répondre aux enjeux actuels, notamment la crise climatique, la surpêche et la perte de biodiversité”, indique Didier Gascuel, l’un des co-auteurs. L’article scientifique a été publié en septembre 2024, dans la revue Ocean Sustainability du prestigieux journal Nature (2).

Il recommande onze actions prioritaires adressées aux entreprises, aux gouvernements et aux législateurs pour restaurer la santé de l’océan. “Le Giec et l’IPBES (3) ont fixé 2030 comme date limite. Ils ont identifié la protection et la restauration des écosystèmes marins comme étant un levier majeur pour faire face aux changements climatiques, explique Frédéric Le Manach. Nous attendons donc que des mesures radicales soient annoncées et mises en œuvre par la France, telle que l’interdiction du chalutage dans les aires marines soi-disant ‘protégées’. Et ce, en amont de la troisième conférence des Nations unies qui se tiendra en juin 2025, à Nice”, poursuit-il.

Le combat pour une pêche responsable et locale

L’ONG en attend davantage des entreprises de la grande distribution, dont certaines ont été mises en demeure au nom du devoir de vigilance (4). “Avec 75 % des achats de poissons en France, elles ont les capacités de mettre la pression sur les industriels pour cesser certaines pratiques. D’un côté, les puissants concentrent les subventions publiques et les quotas de pêche, tout en faisant du dumping social et en détruisant les fonds marins. De l’autre, les petits galèrent alors qu’ils ont un meilleur impact écologique, économique et social”, résume le chercheur.

“Les activités de petite pêche sont très ancrées dans nos territoires. Elles ont une empreinte socio-économique importante à l’échelle locale. Avec une empreinte carbone moindre, elles créent plus d’emplois par tonne de ressources débarquées que la pêche industrielle”, analyse l’économiste François Libois.

Poiscaille : une bouffée d’air pour la petite pêche, mais pour combien de temps ?

“La poissonnerie la plus engagée de France pourrait bientôt fermer”, annonçait Poiscaille, en septembre 2024. Cet appel a été entendu : la barre des 25 000 abonnés a été dépassée, permettant à l’entreprise de sortir la tête hors de l’eau. Cela sera-t-il suffisant pour éviter de couler ? Rien n’est moins sûr. Dans son sillage, ce sont plus de 60 salariés et 250 pêcheurs partenaires qui verraient leur quotidien chamboulé, environ 10 % des petits artisans de nos côtes.

Pourtant, leur rêve est de fédérer un quart des 4 500 navires de la flotte hexagonale. “À elle seule, Poiscaille ne sauvera pas la petite pêche française, mais elle y contribue assurément”, atteste Didier Gascuel. Soutenir une pêche responsable et locale est donc crucial… Pour nos pêcheurs, comme pour nos écosystèmes.

Charles Guirriec, Captain’ Poiscaille

Longtemps, il a regardé la mer… “J’ai passé beaucoup d’étés sur les plages de Charente-Maritime, quand j’allais chez mes grands-parents, où je suis tombé, petit, dans la marmite de la pêche amateur”, se souvient avec nostalgie Charles Guirriec, le fondateur de Poiscaille. Après des études en agronomie, puis en sciences halieutiques et aquacoles, le jeune Bordelais d’origine bretonne débute sa carrière sur le bassin d’Arcachon, dans l’accompagnement des ostréiculteurs. L’ingénieur devient ensuite “observateur des pêches” auprès d’un bureau d’études, pour compter les captures accidentelles en mer – des chalutiers hauturiers jusqu’aux petits navires côtiers. L’expérience lui permet de comprendre le déséquilibre des forces en jeu et les difficultés endurées par les petits pêcheurs. À 28 ans, Charles tombe le ciré de marin pour entrer à la Direction des pêches, au ministère de l’Agriculture, en tant que chargé de mission.

À Paris, il intègre une Amap et la coopérative La Louve, toutes deux reposant sur de forts engagements envers les producteurs et les consommateurs. Des modèles qu’il trouve inspirants pour la pêche. En 2012, il démarre modestement avec un achat groupé de 80 kg de coquilles saint-jacques, achetées à Charles Braine, pêcheur en reconversion. Son futur associé a fait le même parcours d’ingénieur, avant de travailler à la défense de la nature, au WWF-France et à Bretagne Vivante. Le concept séduit leur réseau d’amis. L’année suivante, les commandes atteignent 400 kg. À l’étroit dans son break, Charles achète une camionnette réfrigérée d’occasion. Pour réaliser son rêve, l’entrepreneur en devenir n’hésite pas à se retrousser les manches la nuit et le week-end. Et en 2015, la PME Poiscaille voit enfin le jour.

(1) Rapport « Violences en boîte », Clinique internationale des droits humains d’Harvard / Association Bloom, 2023.

(2) Roberts, C., Béné, C., Bennett, N. et al. Rethinking Sustainability of Marine Fisheries for a Fast-Changing Planet. npj Ocean Sustain 3, 41 (2024). https://doi. org/10.1038/s44183-024-00078-2

(3) Le Giec est le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. L’IPBES est la plateforme intergouverne- mentale scientifique et politique sur la biodiversité et les ser- vices écosystémiques. Ces deux organes scientifiques sont sous l’égide de l’ONU.

(4) Depuis 2017, le devoir de vigilance est une obligation législative qui impose l’adoption d’instruments susceptibles de prévenir les risques découlant des activités des sociétés don- neuses d’ordre et de celles des entités constituant leur chaîne d’approvisionnement.

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